On se demande parfois ce qu’aurait été notre vie si on était né ailleurs, dans une autre famille, à une autre époque. On se demande si on aurait été plus heureux, plus aimé, plus riche, plus beau, quel genre de personnes on aurait côtoyé. On se surprend à rêver d’une existence à laquelle on n’aura jamais droit, une existence illusoire qu’on pense vivre la nuit dans nos songes les plus secrets. On ferme les yeux, on se coupe du monde dans lequel on évolue pour devenir souverain d’un univers fantastique dans lequel on contrôle tout, dans lequel on a tout ce que l’on veut. Alors le matin on ouvre de nouveau les yeux et on subit notre existence avec tous les défauts qu’elle comporte, on se demande pourquoi nous et pas un autre. Pourquoi on vit ? Pourquoi on meurt ? Pourquoi on rit ? Pourquoi on pleure ? Pourquoi, pourquoi, tant de questions auxquelles on ne répond jamais. Toute sa vie on part en quête d’un grand Peut-être, toute sa vie on se demande si on a fait les bons choix, si malgré le fait qu’on n’ait pu choisir l’endroit où l’on naît et l’on grandit, on peut quand même choisir où l'on va. L'humanité souffre et je souffre avec elle.

« A partir d’aujourd’hui, tu ne seras plus seul. Tu auras une petite sœur. Alors sois bien gentil avec elle, d’accord ? » Je ne suis pas sûr d’avoir envie. D’avoir envie qu’une étrangère débarque dans ma vie et me vole mes parents. Mais des parents, elle, elle n’en a plus. Alors pourquoi suis-je égoïste au point de refuser qu’elle ait droit à son tour au bonheur, après les difficultés qu’elle a traversé ? Elle a cinq ans, j’en ai treize. Elle a plus besoin de parents que moi. Alors j’acquiesce et je lui tends la main, hypnotisé par son regard de biche effrayée. Elle me tend timidement la main et je l’entraîne doucement dans les escaliers de l’immense maison pour lui faire visiter la demeure Lockheart. « J’aurai ma propre chambre ? » elle demande. Je fronce les sourcils avant de me gratter la joue. « Bah oui. Pourquoi, t’avais pas ta propre chambre, avant ? » Elle baisse les yeux vers ses pieds. « Nan, je dormais dans le salon avec les amis de maman. » J’avale ma salive avec difficulté et le cœur battant, j’accélère un peu le pas. Je n’ai pas réellement envie qu’elle me raconte ce qu’elle a vécu, pas tout de suite. Si je suis assez grand pour certaines choses, je ne le suis pas pour tout. « Cette maison est très grande ! » elle s’exclame et je me retourne vers elle. La petite est à bout de souffle, les joues rouges et les cheveux en bataille. Je ris et nous nous asseyons sur le balcon de ma chambre, pour regarder les gens passer en dessous. Je lui montre d’autres maisons, des magasins, des gens, lui parle de tout. Je ne sais pas si elle comprend, si elle écoute. Parfois, son regard se perd dans l’immensité de la rue et elle semble bien loin, dans son univers à elle auquel je n’ai pas accès. A treize ans, je suis devenu grand-frère. A treize ans, j’ai appris à ne plus penser uniquement à moi, à mes parents qui m’obligent à prier avant de manger et qui m’offrent des cadeaux pour ne pas avoir à me donner d’amour. A treize ans, j’ai enfin appris à aimer quelqu’un à mon tour, à ouvrir mon cœur.

« Je te jure, c’est fou ! J’ai jamais ressenti ça avant, tu me donnes des frissons ! » Elle éclate de rire et noue ses bras autour de mon cou. « Je suis ta plus grande fan ! » Je rétorque qu’elle ne devrait pas dire ça sinon je ne garderai pas les pieds sur terre bien longtemps et elle rit encore, avant de m’embrasser. Ma petite amie est un peu plus jeune que moi, elle aussi élève à l’académie de New-York. Très belle, talentueuse et très riche, elle déchaîne les passions et elle le sait. Combien de relations-a-t-elle eu avant moi ? Elle-même ne le sait plus. Elle dit qu’elle a changé en me rencontrant, que jamais elle n’avait aimé comme elle m’aime. Je ne sais pas ce qui me pousse à la croire. Je suis pourtant bon comédien moi aussi, ce n’est pas pour rien que j’ai commencé des études de théâtre. Je pensais que mes parents refuseraient, mais ils l’ont bien pris. Mon père dit que j’ai les capacités pour réussir, si je m’en donne la peine. Il n’a bien sûr pas pu résister à l’envie de mettre en avant son carnet d’adresse pour que je sois sûr de me faire un nom dans le domaine. Cela dure des années, jusqu’à ce jour où tout bascule. Je suis sur la scène, devant des milliers de spectateurs enthousiastes. Nous jouons dans un vieux théâtre, prestigieux et renommé. Mais malheureusement, il est plus vieux que prestigieux et renommé, et la scène s’effondre alors que je m’apprête à la quitter, en dernier. Tout devient noir autour de moi, les lumières et les cris me paraissent lointain. J’entends qu’on crie mon nom mais je n’arrive même plus à m’y accrocher, je suis trop fatigué. Il y a cette odeur qui m’attire particulièrement, celle de la femme que j’aime. Je me bats pour rester éveillé mais rien n’y fait, je finis par sombrer. Je me sens léger, j’ai l’impression de voler. Est-ce ça, mourir ?

Je suis fatigué, triste, j’en ai assez. « Arrête de boire, Alec. T’es ridicule. » Je lance un regard noir à ma sœur qui n’a d’autre choix que de se résigner à me voir me détruire plus que je ne le suis déjà. A vingt-cinq ans, je me retrouve en fauteuil roulant, privé des deux choses que j’aime le plus au monde : le théâtre, et ma fiancée qui n’a rien trouvé de mieux que de me tromper parce que je n’étais plus au top de ma forme. Elle avait pourtant dit avoir changé ! Je jette la bouteille de bière que je tiens sur le mur d’en face et elle explose dans un bruit terrible. Ma sœur grogne et se dirige vers la cuisine pour aller chercher de quoi nettoyer. « Pourquoi tu fais ça ? Arrête, va-t-en toi aussi ! » Elle secoue la tête. « Je ne t’abandonnerai pas. Tu as été là pour moi quand j’en avais besoin, à mon tour. » J’ai envie de pleurer. Je mets ma main devant ma bouche et retiens un sanglot désespéré. Ce n’est qu’une gamine de dix-sept ans, pourtant elle a plus de courage que n’importe qui. « Les médecins ont dit que tu pourrais remarcher si tu t’en donnais la peine. Mais c’est pas comme ça que tu vas y arriver. » Elle a totalement raison. Mais je ne peux pas supporter de me prendre en pleine figure l’image que je renvoie aux autres. C’est dur de se rendre compte qu’on n’est plus rien, qu’on passe ses journées à se lamenter sur son sort. Il m’a fallu deux ans pour surpasser ça. Deux ans pour réapprendre à m’aimer et à marcher, et à aimer ma vie. Deux ans pour redevenir quelqu’un. Après ça, je me suis longtemps demandé ce que je pourrais faire. Il était hors de question de remonter sur une scène, paralysé par la peur. J’ai assisté à l’entrée à l’école de ma sœur, et alors j’ai compris que j’allais y retourner aussi. Pas en tant qu’élève, mais en tant que professeur. Professeur de théâtre. A défaut de ne pouvoir jouer, j’allais faire jouer les autres.