Je laissais mes mains glissées le long du volant. La sensation d'harmonie entre le cuir et ma peau fit parcourir un frisson le long de mon échine. Waouh... Ma respiration était lente, mes gestes fluides, je me sentais si bien, si libre. Après un week-end passé en grande pompe (et à en cirer des pompes aussi : « Madame Field, comme vous êtes charmante : je ne sais ce qui me séduit le plus entre vos manières et votre beauté éternelle ». La beauté éternelle d'un parchemin usé et défraîchit ouais. Quand aux manières... Un énorme crapaud pustuleux n'aurait pas fait plus tâche au milieu de l'assemblée, quelle horreur ! Cette gargouille était indigeste, voilà tout. Mais terriblement riche la vieille. Et sans descendant. L'héritage, ça c'était une belle promesse), bref c'était un véritable plaisir de quitter enfin ce déguisement de parfait petit gentleman. Dans l'habitacle chauffé de mon bijou à moteur, je redevenais moi. Sans sourire, sans poignée de main chaleureuse, sans discussion crétine, non, juste moi, ma petite personne, mon seul bonheur, mes uniques envies. Bref, le paradis. La pluie qui tombait ne m'empêchait pas de rouler à vive allure, au contraire. Qu'était la vie si ce n'est le risque ? La route était parfaitement libre, personne en vue. J'en avais presque envie de rire, l'euphorie me gagnait. La vitesse, le bruit de la pluie sur les vitres, la solitude, mon coupé cabriolet qui réagissait au moindre de mes mouvements. Je jubilais. Et puis je sentis la puissance du moteur défaillir. J'appuyais d'avantage sur l'accélérateur. Aucun changement. Je jetais un coup d'oeil au tableau de bord : je n'étais déjà plus qu'à 150km/h. Je n'eus même pas le temps de m'énerver qu'une autre indication attira aussitôt mon attention. La jauge d'essence. Vide. « Et merde ! Et meeeerde ! ». Mon poing s'abattit sur le volant autrefois chéri. Et à peine une minute plus tard, j'étais à l'arrêt. A l'arrêt sur une route pourrie, à encore une bonne heure de New York, à 22h, sous la pluie. « Je vais les tuer ! ». Les, c'était les techniciens chargés de s'occuper de ma voiture. Enfin anciens techniciens. J'allais m'occuper de leur incapacité et m'assurer qu'ils soient virés sans dédommagements. J'allais le faire des maintenant même ! Ils allaient regretter leur incompétence. Je sortis mon portable, jurant de leur faire passer un mauvais quart d'heure en attendant qu'ils se chargent de me rapatrier. Et là, le ciel s'abattit sur ma tête. Pas de réseau... Mais c'était quoi ce trou paumé ?! Depuis quand l'ensemble des Etats-Unis n'était pas desservi par les réseaux mobiles ?! « Oooh je vais les tuer !». Fais chier ! La pluie redoublait au dehors. Super ! Génial ! PAR-FAIT ! Je n'étais plus que rage. J'aurais bien tapé dans quelque chose pour me défouler un peu. Mais je n'avais rien dans cette foutue bagnole.
Une demie-heure plus tard, alors que j'en étais toujours à pester et à maudire la planète entière, je crus déceler le bruit d'un moteur. Un regard dans le rétroviseur confirma mon intuition. J'hésitais un instant face à l'idée désagréable de partager la voiture du plouc du coin, de l'écervelée de service ou tout autre cas du genre mais l'instinct fut plus fort que tout : je me précipitai sous la pluie et me plantai en plein milieu de la route, bien décidé à arrêter cette voiture d'une façon ou d'une autre.